En sortant du métro Richelieu-Drouot, dans le IXe arrondissement, le Parisien soudain plongé dans la circulation des Grands Boulevards ne se doute pas qu’il arpente un lieu majeur de l’histoire du sport cycliste. C’est en effet sur ce carrefour animé de la capitale française, bordé de banques et de grands cafés, que fut créée en 1900 l’Union Cycliste Internationale (UCI). À quelques centaines de mètres de là s’installerait bientôt le journal L’Auto qui, trois ans plus tard, allait créer le Tour de France dans une brasserie du quartier.
Ne cherchez pas, au coin de la rue Drouot et du Boulevard des Italiens, l’Hôtel de Russie où se déroulèrent en cette année 1900 deux des trois Congrès du cyclisme mondial en crise. Il fut détruit en 1923 lors de la prolongation du boulevard Haussmann. Cet hôtel servait régulièrement de décor aux efforts souvent conflictuels pour donner au cyclisme une organisation commune. C’est dans ses locaux que se tenaient d’ordinaire les assemblées de l’International Cycling Association (ICA), fondée en 1892 par les organisations britanniques dirigeant la pratique du vélo sur leur territoire Ce n’était pas vraiment un hasard, si l’on sait que le propriétaire de l’établissement n’était autre qu’Alfred Riguelle, un hôtelier passionné de bicyclette, membre éminent de l’Automobile Club de France et Président sur son temps libre de l’Union Vélocipédique de France (UVF), domiciliée un peu plus bas dans le même boulevard des Italiens.
Faut-il y voir un signe si, en ce 14 avril 1900, le congrès de l’ICA n’a pas lieu à l’Hôtel de Russie, mais en face, dans un salon privé du café Cardinal ? Le moins qu’on puisse dire est que le torchon brûle alors entre les membres de l’UVF et le Secrétaire britannique de l’ICA, Henry Sturmey. Ce dernier est, comme la plupart des dirigeants sportifs de l’époque, un entrepreneur tombé sous le charme de la petite reine au cours de son adolescence. Routier invétéré, il a publié dès la fin du XIXe siècle un ouvrage de référence sur la pratique du bicycle qui lui a valu de présider aux destinées de la pratique en Angleterre.
En ce siècle finissant – le XXe ne débutera que huit mois plus tard –, le sport est devenu un phénomène de société et la bicyclette le fer de lance de cette nouvelle religion de l’effort, de la sueur et de la compétition. Dans toutes les pratiques de cette nouvelle activité, des tensions se font jour entre amateurisme et professionnalisme, mais aussi entre conceptions du monde et visions géopolitiques. Ces divergences sont encore plus criantes entre les dirigeants britanniques, tenants d’un amateurisme pur et dur, mais aussi très peu régulé, et les « latins », plus ouverts à l’idée d’un sport rémunéré, mais aussi plus enclins au dirigisme.
Et ces tensions vont s’exprimer avec plus de force que jamais en cette veille du dimanche de Pâques 1900 dans l’arrière-salle du Cardinal.
Des frictions à la sécession
Ce Congrès du 14 avril est « extraordinaire » parce que l’assemblée régulière, deux mois plus tôt à l’Hôtel de Russie, a déjà posé les termes du débat : les Français veulent la peau de Sturmey ! Ce dernier, furieux, a d’ailleurs claqué la porte de la réunion de février et écopé d’un blâme pour s’être opposé à une réforme de la représentation des Fédérations Nationales, jusque-là très favorables au Royaume-Uni.
À 10h30, ce matin-là, la feuille de présence comporte quatorze noms. On y lit les signatures d’Émile de Beukelaer pour la Belgique, de Henry Sturmey pour la colonie du Cap (alors partie autonome de la future Afrique du Sud), de T.W.J. Britten pour l’Angleterre, de Wheeler pour l’Irlande, de Mario Bruzzone pour l’Italie, de Collins pour la Nouvelle-Zélande, d’Harald Tillier pour la Norvège, d’A. Champion pour la Suisse, d’Alfred Riguelle pour l’UVF, du comte de Villers pour l’Unions des sociétés sportives de sport athlétique (USFSA), d’Ingles pour l’Écosse, de Burman pour le Canada, de Victor Breyer pour les États-Unis et d’E. Staal, également Président de l’ICA, pour le Danemark.
« Il paraît qu’à l’ICA nouvelle, on travaillera désormais masqués et dans une chambre noire ! »
À peine les débats ont-ils commencé qu’intervient une première escarmouche. Les Français souhaitent que la presse puisse assister aux travaux de l’assemblée, Henry Sturmey et ses partisans s’y opposent. Ces derniers l’emportent par sept voix contre cinq, et le Congrès se tient à huis clos, au grand dam des journalistes présents. L’un d’eux écrit : « Il paraît qu’à l’ICA nouvelle, on travaillera désormais masqués et dans une chambre noire ! »
Ce vote permet néanmoins de se compter et de déterminer le rapport des forces en présence. Les « Britanniques » détiennent la majorité, mais cette supériorité numérique est précisément l’un des sujets de discorde. Français, Suisses, Italiens et Belges s’opposent à ce que l’Écosse et l’Irlande, alors membres du Royaume-Uni, disposent d’une voix au même titre que les autres délégations, alors qu’elles ne représentent pas une nation au sens strict. Ce décompte permet en effet à Henry Sturmey de disposer de trois voix acquises. Le Secrétaire de l’ICA sait pouvoir compter par ailleurs sur les suffrages des représentants canadien et néo-zélandais, qu’il a conviés à cette réunion tendue pour s’assurer une majorité confortable. Cette lutte intestine entre anglophones et « latins » va plus loin, chacun cherchant à favoriser, dans les pays membres de l’ICA, des fédérations acquises à sa cause. C’est ainsi que Sturmey et les siens refusent de reconnaître l’UVF d’Alfred Riguelle, lui préférant l’USFSA – dont la section cycliste est anecdotique –, tandis qu’aux États-Unis, deux structures se disputent l’autorité du cyclisme, la National Cycling Association, représentée par le Français Victor Breyer, proche de l’UVF, et la League of American Wheelers (LAW), longtemps affiliée à l’ICA.
Vives tensions
Faute de témoins, on ne sait pas précisément quelle est alors la teneur des propos échangés, mais il est certain qu’ils sont vifs. Les Britanniques reprochent notamment aux continentaux de défendre une vision trop souple de l’amateurisme. C’est la grande querelle du moment, les professionnels concourant souvent dans les mêmes épreuves que les amateurs et ces derniers recevant, eux aussi, des primes en argent ou en nature. L’Américain Arthur Zimmerman est un cas d’école : premier Champion du Monde de vitesse ICA en 1893, il est théoriquement amateur, mais gagne parfaitement sa vie sur les pistes. En 1892, le New York Times liste ainsi ses gains : « Vingt-neuf vélos, plusieurs chevaux et des calèches, une demi-douzaine de pianos, une maison, des terres, du mobilier et suffisamment de pièces d'argenterie, de médailles et de bijoux pour ouvrir une bijouterie. » L’ICA lui interdit de courir au Royaume-Uni, ce qui ne l’empêche pas d’aller monnayer son talent en France ou aux Pays-Bas.
« Vingt-neuf vélos, plusieurs chevaux et des calèches, une demi-douzaine de pianos, une maison, des terres, du mobilier et suffisamment de pièces d'argenterie, de médailles et de bijoux pour ouvrir une bijouterie. »
« On se sépara très tard, tous mécontents, tous vaincus en même temps que vainqueurs. »
Les adversaires de Henry Sturmey jugent par ailleurs absurde que des nations où le cyclisme n’a qu’un impact négligeable imposent leur loi à des pays où ce sport est extrêmement populaire. Après cinq heures de débat, le délégué belge Émile de Beukelaer, patron d’une des plus grandes distilleries de son pays et fin négociateur, soumet l’idée d’accorder trois voix aux unions les plus représentatives et seulement une aux Fédérations Nationales les plus modestes, dont l’Angleterre, l’Irlande et l’Écosse. Cette résolution, adoptée par sept voix contre quatre et deux abstentions, place le Secrétaire de l’ICA est ses partisans en minorité. Mais alors que se pose la question de son remplacement, Henry Sturmey parvient à conserver son poste. Comme le rapporte alors un journaliste posté aux abords du Cardinal : « On se sépara très tard, tous mécontents, tous vaincus en même temps que vainqueurs. »
Avant de regagner leur domicile ou leur chambre à l’hôtel de Russie, les délégués continentaux décident de se réunir de leur côté et de faire sécession. Une lettre, signée par Alfred Riguelle, le comte de Villers, Émile de Beukelaer, Mario Bruzzone, Victor Breyer et A. Champion entérine la mort de l’ICA.
« Monsieur le président, les représentants des fédérations soussignés, estimant que les résultats obtenus au congrès de ce jour ne donnent pas satisfaction aux intérêts du cyclisme international, déclarent par le présent donner leur démission de l’ICA. »
Naissance de l’UCI
Dans la foulée, les mêmes annoncent la naissance d’une « nouvelle fédération sous le titre de Union Cycliste Internationale », dont le premier Président désigné est son habile fondateur belge.
Quelques jours plus tard, dans la revue officielle de l’UVF, le journaliste Paul Puy, directeur du Journal des Sports et organisateur de la course Bordeaux-Paris, rédige l’oraison funèbre de l’ICA : « L’ICA, qui aurait pu jouer un grand rôle dans le monde, a préféré vivre paisiblement dans une indolence qui confinait au sommeil, à la léthargie. Imbue de préjugés, fermée aux idées nouvelles, chicanière par accès, elle avait réussi à mécontenter tout le monde et à arrêter le mouvement ascendant du sport cycliste. Par suite de la prépondérance numérique de fédérations fantômes, les pays véritablement sportifs ne pouvaient obtenir aucune satisfaction. C’est ainsi que l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Amérique, où le sport vélocipédique est florissant, se voyaient écrasées par l’Angleterre, la Hollande, le Danemark, la Suède et la Norvège, où le sport vélocipédique n’est qu’un mot. Cela ne pouvait éternellement durer. Des hommes d’énergie et d’initiative se sont trouvés, qui ont crânement secoué le joug qui les opprimait et ont abandonné à son malheureux sort une institution devenue rétrograde. Le jour-même de cet abandon, les mêmes hommes fondaient l’Union Cycliste Internationale et c’est pourquoi, depuis Pâques, nous vivons sous un nouveau régime en lequel nous devons avoir la foi la plus grande puisque c’est de nous qu’il émane. L’ICA est morte, vive l’UCI ! »
« (Après la naissance de l’UCI), la fureur du Royaume- Uni ne connut plus de bornes. Mais quelques années plus tard, la concorde parfaite régnait et l’Angleterre rentrait au sein de l’UCI en mère repentie. »
Évoquant un quart de siècle plus tard, en 1925, la naissance de l’UCI, l’Écho des Sports, dirigé par Victor Breyer, l’un des putschistes d’avril 1900, écrit : « (Après la naissance de l’UCI), la fureur du Royaume- Uni ne connut plus de bornes. Mais quelques années plus tard, la concorde parfaite régnait et l’Angleterre rentrait au sein de l’UCI en mère repentie. »
C’est en effet en 1903 que l’Angleterre intègre l’UCI, entérinant la disparition définitive de l’ICA. Désavoué, Henry Sturmey, n’abandonna pas pour autant sa passion pour le vélo. En 1902, il mit au point avec l’ingénieur James Archer le moyeu intégré Sturmey-Archer, une alternative au dérailleur toujours utilisée aujourd’hui.