Dimanche 30 mars 1969, Eddy Merckx a enfin remporté le Tour des Flandres (Ronde van Vlaanderen). Le « Cannibale » n'avait pas encore 24 ans, mais il était déjà une légende vivante. Au début de sa cinquième saison professionnelle, une victoire dans « son » Monument, à domicile, se faisait attendre pour le champion belge de Woluwe-Saint-Pierre, localité située à une soixantaine de kilomètres de Gentbrugge, où l'arrivée du Ronde était jugée avant d’être déplacée à Meerbeke en 1973.
Le palmarès de Merckx était déjà suffisamment impressionnant pour en faire l’un des plus grands champions du cyclisme, avec des succès aux Championnats du Monde Route UCI, sur le Giro d'Italia, Paris-Roubaix, Milano-Sanremo à trois reprises, ou encore dans des Classiques belges comme la Flèche Wallonne et Gand-Wevelgem. Mais le grand rendez-vous flandrien était absent de cette liste de succès et cela posait problème sur des terres où la qualité d'un cycliste s'évalue en premier lieu à ses performances sur le Ronde.
Le Tour des Flandres est toujours précédé de débats intenses autour des champions du cru, et le Het Nieuwsblad, le journal derrière l'organisation de l'épreuve, osait douter des qualités d'Eddy Merckx dans sa présentation de cette 53e édition. Ils oubliaient une règle essentielle : il ne faut jamais parier contre un champion, comme le champion belge l'a brillamment rappelé sur les routes flamandes.
« Je pense que le soulagement était plus grand pour les organisateurs que pour moi, se permettait de commenter Merckx après une démonstration flandrienne. C'est ma cinquième année pro. J'ai gagné presque toutes les Classiques. Van Wijnendaele [Karel, père du Ronde] et compagnie commençaient à se demander si j'allais gagner la leur ! »
Pendant que le « Cannibale » vantait sa toute-puissance, la télévision publique francophone RTBF vérifiait cette vérité flandrienne : « En pays flamand, on ne devient prophète qu’en remportant le Tour des Flandres. C’est chose faite à l’occasion du miracle de la multiplication des écarts : 5 minutes d’avance sur Gimondi, et 8 sur Basso et Bitossi. »
Godefroot tombe, Merckx vole
Pour ce dernier dimanche de mars 1969, le ciel flamand s'accordait aux yeux sombres de Merckx. Le vent soufflait depuis le nord et promenait des nuages lourds qui déversaient une pluie gelée. Le jeune « Cannibale » était sous pression au moment de se présenter au départ de Gand.
« Pour moi, une seule chose comptait : remporter le Tour des Flandres, a-t-il expliqué plus tard dans un entretien avec les organisateurs de la course. Je me souviens, j’étais assez nerveux au départ. Il s’était chaque fois passé quelque chose les années précédentes : j’étais tombé en 1966, Gimondi et Zandegù m’avaient empêché de m’échapper en 1967, et en 1968, il faisait très beau et il avait été impossible de durcir la course. »
Après cinq décennies, ses souvenirs sont aussi affutés que ses coups de pédale à l'époque : « Après 28 kilomètres de course, il y eut une grosse chute impliquant plusieurs concurrents, dont le vainqueur du Ronde 1968 Godefroot. Il ne restait alors qu’un groupe d’à peine 28 coureurs. » Et à peu près 230 km à parcourir…
Les difficultés étaient encore nombreuses sur les routes flamandes, avec des mythes comme le Bosberg, le Vieux Quaremont et le Mur de Grammont. Mais Eddy Merckx était en feu, il volait dans le vent et à travers les gouttes jusqu'à distancer tous ses adversaires à 70 km de l'arrivée.
« Que pouvais-je faire d’autre ? »
Pour les fins connaisseurs, familiers de la légende du grand Eddy Merckx, il semble presque naturel d'imaginer le champion belge mener victorieusement un tel assaut. A l'époque, le doute était pourtant bien présent. Le Directeur Sportif d'Eddy Merckx s'est porté aux côtés de son champion... pour lui dire qu'il était fou et lui demander de se relever pour attendre ses poursuivants. Merckx ne l'a pas écouté. Il n'est pas un homme fou, il est un être surhumain avec une mission.
« Que pouvais-je faire d’autre ?, fait-il mine d'interroger avec le recul. Rester dans ce groupe et faire le travail tout seul alors que les autres allaient rester tranquillement à l’abri dans ma roue ? Le peloton était à nos trousses... Si je voulais gagner, il fallait que je donne tout. Mais je ne dis pas que ce fut facile. Septante kilomètres, c’est beaucoup. Entre Ninove et Nederbrakel, j’avais le vent en pleine face. Mais j’ai continué et à l’arrivée, j’avais une belle avance. »
Merckx avait pu se refaire une fraîcheur lorsque son dauphin Felice Gimondi franchit la ligne avec un retard de 5'36". Son compatriote italien Marino Basso était ensuite le plus rapide du premier groupe de poursuivants, à 8'08", pour prendre la 3e place d'une édition historique : personne n'avait créé de tels écarts depuis la fin de la Guerre, et personne n'a fait aussi bien depuis.
« On sait avec certitude qu'on n'aura plus jamais l'occasion de couvrir un autre Ronde comme cette édition 1969, écrivit le Het Nieuwsblad, désormais complètement dévoué au ̎merckxisme ̎ : ̎ On a aimé Eddy comme aucun cycliste n'a jamais été aimé auparavant, imaginez si on l'avait embrassé à l'arrivée. »
Les passionnés flamands ont ensuite dû attendre six ans pour voir Merckx remporter le Ronde à nouveau, en 1975, après une offensive d'une centaine de kilomètres avec son compatriote Frans Verbeeck. Un deuxième succès au fil de 12 participations consécutives, de 1966 à 1977.
Pour sa dernière sortie, Merckx s'est lancé dans une nouvelle offensive au long cours, mais a finalement abandonné alors que la rivalité entre ses compatriotes Roger De Vlaeminck et Freddy Maertens prenaient la une. Le déclin de Merckx était amorcé, mais plus personne, nulle part, ne pouvait contester sa place unique dans l'histoire du cyclisme.