Le 8 avril 1896, à quinze heures, dix concurrents pénètrent dans le vélodrome du Phalère à Athènes. Ils sont français, américains, anglais, allemands, grecs et autrichiens. Le vent souffle en bourrasques constantes et décoiffe les vingt mille spectateurs présents, au premier rang desquels la famille royale grecque, qui ne manque pas une épreuve depuis trois jours que les premiers Jeux Olympiques de l’ère moderne ont débuté. Les conditions sont si dantesques que les concurrents, partis pour trois cents tours de piste, mettent pied à terre les uns après les autres. Tous sauf deux d’entre eux, le Français Léon Flameng, fils d’un peintre de la Marine, et le Grec Georgios Kolletis.
Lorsque ce dernier est contraint de s’arrêter pour réparer, Flameng l’attend. Il ne veut pas finir tout seul. À quelques tours de la fin, épuisé par son exposition répétée au vent de face, le Parisien de vingt-et-un ans chute lourdement. Mais il repart sous les vivats et s’impose avec quatorze tours d’avance sur son dernier adversaire. Conquis par cet exploit, les spectateurs se découvrent un à un à l’image de la famille royale, alors que le drapeau français monte au mât. L’histoire olympique du cyclisme vient de débuter. Le 100 km sur piste ne sera plus disputé qu’une seule autre fois, à Londres en 1908 et verra les Britanniques Charles Bartlett et Charles Denny s’imposer au sprint devant Octave Lapize, futur vainqueur du Tour de France, qui mourra aux commandes de son avion en juillet 1917, comme Léon Flameng six mois plus tôt. Un duel franco-britannique à l’image de deux conceptions du cyclisme qui vont bientôt cohabiter et écrire l’histoire de ce sport.
Comme tous les sports mécaniques, le cyclisme a vu sa pratique, et du même coup son calendrier, évoluer en fonction des évolutions techniques et sociétales. Cette évolution est particulièrement frappante dans cette histoire olympique du cyclisme, dont le programme a été remanié sans cesse jusqu’à aujourd’hui, où une certaine stabilité semble enfin de mise. En 2012 puis en 2020, l’UCI et le CIO ont en effet abouti à l’objectif sans doute le plus important de la refonte du calendrier des Jeux : l’harmonisation entre les épreuves masculines et féminines. Mais il en a fallu des efforts pour en arriver là, d’autant qu’en cours de route – et de piste ! –, de nouvelles disciplines (mountain bike, BMX Racing et BMX Freestyle) sont venues enrichir la pratique du vélo.
C’est néanmoins un fait intéressant que deux épreuves seulement des premiers Jeux Olympiques modernes de 1896 aient survécu : la vitesse sur piste et la course en ligne sur route. Ce n’est pas étonnant. Ces deux épreuves constituent les piliers du sport cycliste et les fleurons des deux terrains sur lesquels il s’est exprimé avec le plus de constance, divisant ses pratiquants en deux populations, les routiers et les pistards.
Cette division est d’autant plus fondamentale dans l’histoire du vélo qu’elle correspond également à une diversité culturelle et rejoint un autre clivage essentiel dans l’histoire de l’olympisme et du cyclisme : l’amateurisme et le professionnalisme.
Particularismes
Lorsque le baron Pierre de Coubertin décide, en 1894, de relancer les Jeux Olympiques et de les faire se dérouler deux ans plus tard à Athènes, le sport cycliste est déjà populaire et structuré. Si populaire même qu’il est l’une des premières pratiques athlétiques, avec la boxe, à pouvoir payer ses adeptes. Le professionnalisme s’est donc développé tant sur la piste que sur la route, notamment en France, en Belgique et en Italie. L’Angleterre, qui a pourtant été pionnière en la matière, reste farouchement attachée à l’amateurisme, et le cyclisme sur route y est moins développé que sur le continent. C’est le cas également aux États-Unis. Outre-Manche, les épreuves sur route sont essentiellement disputées contre la montre et les courses de ville à ville sont rarissimes. Vont ainsi se développer ces cultures cyclistes parallèles, que le calendrier olympique va refléter au gré du choix des villes organisatrices.
Ce particularisme est particulièrement flagrant lors des Jeux de Saint-Louis, en 1904. Certes les trois premières éditions des JO sont autant de balbutiements. À Athènes, on essuie les plâtres, à Paris, les épreuves sont organisées en marge de l’Exposition universelle et les athlètes ne savent même pas qu’ils participent aux Jeux, et à Saint-Louis, on constate le gouffre qui s’est déjà creusé entre les sports américains et les sports européens. C’est ainsi que toutes les épreuves cyclistes disputées lors de ces premiers Jeux aux États-Unis (quart de mile, tiers de mile et demi-mile, mile, deux miles, cinq miles et 25 miles) le sont pour la première et la dernière fois. Et d’ailleurs, tous les concurrents sont américains (Marcus Hurley en profite pour devenir le premier quadruple Champion Olympique de l’histoire du cyclisme). Mais peu à peu – et l’UCI n’y est pas pour rien – les disciplines s’harmonisent, chaque culture cycliste apportant sa pierre à l’édifice. Certes, il n’y a plus de course sur route en ligne entre 1896 et 1936 – il y en eut une aux Jeux « intercalaires » de 1906 –, mais c’est essentiellement parce que, à cette époque, les organisateurs des grandes Classiques du calendrier professionnel sont jaloux de leurs prérogatives et aussi parce que les meilleurs routiers sont tous professionnels.
Londres en 1904 voit en revanche l’arrivée de la poursuite par équipes, une épreuve inscrite dans le génome du cyclisme britannique et dans laquelle le Royaume-Uni obtiendra quelques-uns de ses résultats les plus probants sur la piste (même si l’Italie, l’Allemagne et plus tard l’Australie s’y révèleront également comme des nations majeures). C’est à Stockholm, en 1912, que la route fait son retour au programme olympique, mais sous la forme d’un contre-la-montre qui correspond plus à la pratique « anglo-saxonne ». Les cinq premiers de l’épreuve, enlevée par le Sud-Africain Rudolph Lewis, sont d’ailleurs anglophones. C’est pourtant tout sauf un contre-la-montre traditionnel. Le parcours, tracé autour du lac Mälar, fait 320 km de long, et les coureurs vont passer près de onze heures en selle, le premier s’élançant à deux heures du matin. Rudolph « Okey » Lewis reste à ce jour le seul Champion Olympique africain de l’histoire du cyclisme. La même année apparaît un titre par équipes sur route qui, jusqu’en 1960 à Rome, sera calculé en fonction des résultats de la course individuelle, qu’elle soit contre-la-montre (jusqu’en 1932) ou en ligne (de 1932 à 1960, où un véritable chrono par équipes est organisé). Enfin, en 1996, avec l’arrivée des professionnels aux JO, le calendrier routier se fige et ne comporte plus que deux courses individuelles (une course en ligne et un effort solitaire) chez les hommes comme chez les femmes.
Tous en piste
Le programme de la piste prend lui aussi largement en compte la diversité culturelle de la pratique du vélo. C’est ainsi qu’à la course aux points, inspirée des épreuves de Six Jours très populaires en Europe continentale au début du siècle et introduite définitivement en 1984 à Los Angeles, vient s’ajouter en 2000 à Sydney « l’Américaine » ou Madison, une variante à deux coureurs inventée en 1898 par le propriétaire du Madison Square Garden afin de contourner les lois de l’État de New-York interdisant les courses de six jours, qui épuisaient les coureurs. En 2020, la Madison fait également son entrée au programme olympique féminin.
C’est également à Sydney qu’apparaît le keirin, le sport cycliste le plus populaire au Japon depuis son invention en 1948. Il figure au programme des Championnats du Monde UCI depuis 1980 pour les hommes et 2002 pour les femmes, qui ont vu l’épreuve ajoutée à leur calendrier olympique à Londres en 2012.
La montée en puissance du cyclisme féminin est l’un des phénomènes marquants de l’histoire olympique, et depuis la course en ligne organisée en 1984 à Los Angeles, le calendrier s’est progressivement étoffé pour correspondre aujourd’hui exactement à celui des hommes, de même que les quotas réservés aux deux catégories. L’Américaine Connie Carpenter, qui avait commencé sa carrière olympique par le patinage de vitesse, apparaît ainsi comme une pionnière grâce à sa victoire d’un boyau devant sa compatriote Rebecca Twigg à Mission Viejo. Les deux jeunes femmes, plutôt des pistardes, s’étaient entraînées tout particulièrement pour cette première olympique sur route et le jour J, elles parvinrent à se jouer des deux favorites européennes, Maria Canins et Jeannie Longo.
Le deuxième bouleversement majeur de l’histoire olympique du cyclisme demeure l’intégration des professionnels à partir des Jeux d’Atlanta en 1996. Contrairement à l’athlétisme ou à la natation, les sports rois de l’Olympe, le cyclisme ne pouvait aligner aux Jeux ses meilleurs représentants, Champions et Championnes du Monde UCI sur piste ou vainqueurs des grandes Classiques ou des Grands Tours sur route. Contrairement à la boxe, le cyclisme aux Jeux n’était même pas un tremplin vers une carrière professionnelle, les coureurs les plus doués n’accordant qu’une importance relative aux médailles olympiques. La gloire était ailleurs.
Coup de jeune
Les JO sont ainsi l’unique lacune du palmarès inégalable du plus grand cycliste de tous les temps, Eddy Merckx, qui dut se contenter d’une 12e place dans la course en ligne sur route des Jeux de Tokyo en 1964. Son fils Axel fit mieux que lui en s’offrant la médaille de bronze des Jeux d’Athènes en 2004, signe que les temps avaient changé. Le palmarès olympique sur route avant 1996 compte cependant quelques grands noms qui feront carrière, comme Ercole Baldini ou Hennie Kuiper, futurs Champions du MondeUCI sur route professionnels, mais c’est seulement à partir d’Atlanta que les palmarès des Jeux et des Championnats du Monde UCI coïncideront enfin.
Diversité culturelle toujours avec l’arrivée, en 1996 également, du mountain bike, discipline née de la création d’un matériel spécifique aux États-Unis dans les années 1970 et qui s’est développé sur le continent nord-américain avant d’obtenir un succès planétaire. La pratique a apporté un peu de sang neuf aux autres disciplines du vélo, et c’est une autre des caractéristiques de l’évolution du programme olympique que de nombreux cyclistes brillent désormais sur différents terrains : le double Champion Olympique en titre de mountain bike cross-country, Tom Pidcok, est aussi un des meilleurs routiers du monde et la polyvalence, même si elle a toujours existé, semble devenir la norme. À noter que quelques-uns des meilleurs coureurs sur route du XXIe siècle, comme Cadel Evans, vainqueur du Tour de France 2011, ou Peter Sagan, triple Champion du Monde UCI de cyclisme sur route (2015, 2016 et 2017), ont aussi participé à l’épreuve olympique de mountain bike cross-country. Cet éclectisme est une caractéristique du cyclisme, si l’on en juge par le fait que sur les sept athlètes ayant obtenu des médailles aux Jeux d’été et aux Jeux d’hiver, deux sont des cyclistes : Clara Hughes et Claudia Ludin-Rothenburger, qui furent également Championnes Olympiques de patinage de vitesse.
Les petits derniers de la famille cycliste sont le BMX Racing, sorte de moto-cross sans moteur, et le BMX Freestyle, qui consiste à exécuter des figures comme en skateboard ou en ski acrobatique. Les deux disciplines sont nées en Californie dans les années 1960. Avec son vocabulaire et ses pratiques inspirées des cultures urbaines et d’autres disciplines sportives volontiers rebelles, comme le surf ou le skateboard, le BMX, particulièrement spectaculaire dans ses deux disciplines, apporte un dernier coup de jeune à la pratique du vélo. Et les trois Français montés sur le podium du BMX Racing en 2024 à Paris sont un peu les héritiers de Léon Flameng, 128 ans après la première Marseillaise du cyclisme olympique. Cent-trente ans après Athènes, la France et la Grande-Bretagne, les nations mères de ce sport, affichent toujours le bilan le plus prestigieux du cyclisme olympique, avec plus de cent médailles chacune, mais au cours de cette longue histoire, ce ne sont pas moins de quarante-sept nations qui sont montées sur le podium des Jeux, signe que la petite reine trône aujourd’hui partout dans le monde.