Conquérir la Doyenne n'a jamais rien eu d'une promenade de santé. Il a fallu près de 11 heures d'effort au pionnier belge Léon Houa pour remporter la première édition de Liège-Bastogne-Liège en 1892, devant un contingent éparpillé de coureurs locaux. Près d'un siècle et demi plus tard, , au printemps 2019, le Danois Jakob Fuglsang (Astana Pro Team) a pu compter sur une forme resplendissante et de sacrés réflexes pour dominer ses rivaux, éviter une chute dans le final et rejoindre la liste des vainqueurs.
Au fil de ses 105 éditions, le plus vieux Monument cycliste a jeté de nombreux défis sous les roues des plus grandes légendes de la discipline. Liège-Bastogne-Liège 1980 est probablement l'exemple le plus flagrant pour les fans français et pour beaucoup d'amoureux du cyclisme autour du monde.
Bernard Hinault était déjà un grand champion avant de prendre le départ de cette 66e édition, le 20 avril, il y a 40 ans. A 25 ans, le « Blaireau » s'était imposé comme l’un des caractères les plus trempés du peloton et avait remporté de nombreux succès, des courses par étapes (le Tour de France, deux fois, ainsi que la Vuelta Ciclista a España et le Critérium du Dauphiné) comme des épreuves d’un jour, notamment Liège-Bastogne-Liège une première fois en 1977.
Son début de saison 1980 n'était toutefois pas à la hauteur de ces standards. En mars, il avait dû abandonner Paris-Nice en raison des mauvaises conditions climatiques qui faisaient souffrir son genou droit. Un début de bronchite et une chute l'avaient également poussé à se retirer de Gent-Wevelgem in Flanders Fields, avant de finir quatrième de Paris-Roubaix et troisième de la Flèche Wallonne. Et les cieux n'allaient pas se montrer plus cléments sur Liège-Bastogne-Liège.
« Il faisait déjà 0ºC au départ de Liège, il a commencé à neiger quasiment dès qu'on a quitté la ville, et ça a continué jusqu'à Bastogne », se souvient Hinault dans une récente interview pour VeloNews (en anglais). Dans ces conditions, les abandons se sont multipliés, et le peloton avait perdu les deux tiers de ses membres après moins de deux heures de course.
La légende veut qu'un certain nombre des 174 partants se soient simplement présentés pour retirer leurs dossards avant de retourner à l'hôtel pour éviter une tempête neige qui appellerait aujourd'hui le déploiement du protocole mis en place en 2016 par l'UCI en cas de conditions météorologiques extrêmes. La légende dit aussi que Bernard Hinault lui-même avait prévu de quitter la course.
« Il n'était pas beaucoup plus heureux que ses pairs, à la limite de pleurer en raison des cristaux de glace qui frappaient ses yeux, décrit l'auteur William Fotheringham dans son livre "Bernard Hinault and the Fall and Rise of French Cycling" ("Bernard Hinault, la chute et l'ascension du cyclisme français"). Il avait dit à Maurice Le Guilloux – le seul autre coureur de Renault à avoir couvert un peu de terrain – que si la neige tombait toujours au ravitaillement de Vielsam, dans la remontée vers le nord, il s'arrêterait. »
Heureusement pour Hinault, pour son entourage et pour l'histoire du cyclisme, la neige s'est brièvement arrêtée de tomber. « C'est peut-être ce qui m'a sauvé, estime désormais Hinault. Mais le soleil n'est pas resté longtemps, et il a recommencé à neiger. C'était une course brutale avec du vent de côté toute la journée. »
Pendant qu’Hinault évaluait ses chances de survie dans cet autre enfer nordiste, les Belges Rudy Pevenage et Ludo Peeters s'offraient une avance de deux minutes au sommet de la côte de Stockeu. Hinault passe alors à l'offensive, à un peu moins de 100 km de l'arrivée.
Un ancien vainqueur de Liège-Bastogne Liège, Dietrich Thurau (1979), et un futur vainqueur, Silvano Contini (1982), ont un temps suivi le Français, accompagnés par Henk Lubberding (vainqueur de Gent-Wevelgem trois semaines plus tôt). Hennie Kuiper voulait également en être... Mais une chute l'a empêché d'accrocher le bon coup. Il finira deuxième, battu seulement par un « Blaireau » déchaîné.
Dans la côte de Haute-Levée, Hinault a lâché tout le monde. Il était alors lancé dans un effort de 80 km en solitaire à travers la campagne belge recouverte de neige. C'était le meilleur moyen de se réchauffer, expliquera-t-il ensuite, confortant la légende selon laquelle rien ne l'arrêtait.
Le champion français a franchi sans broncher le col du Rosier, la côte de la Redoute et toutes les autres, augmentant son écart sur des poursuivants impuissants, jusqu'à s'imposer avec 9'24" d'avance sur Hennie Kuiper et Ronny Claes. Pointé à 27 minutes, le Norvégien Jostein Wilmann était le dernier à rallier Liège ce jour-là, 21e d’une course marquée par 153 abandons.
Gilbert Duclos-Lassale, qui venait de s'imposer sur Paris-Nice et allait remporter Paris-Roubaix deux fois, faisait partie des hommes à l'arrivée (11e) mais il a expliqué n'avoir aucun souvenir du moment où il a franchi la ligne, tellement la course l'avait épuisé.
Ce Liège-Bastogne-Liège a également repoussé les limites de Bernard Hinault, qui en est ressorti les mains gelées. « Je le sens encore dans le deuxième doigt de chaque main », expliquait-il à William Fotheringham en 2014. Mais ce succès légendaire n'en reste pas moins sa « plus belle victoire dans une Classique ».